13 octobre 2006
Coup de pompe sur la tangente
Un bip. Une question apparaît sur l'écran du distributeur : « Digitare km »
C'était un dimanche soir froid et brumeux, dans une station-service déserte au bord de la Tangenziale Sud. J'ai toujours eu horreur des dimanches soir.
J’avais atterri ici dans l’espoir de refaire le plein, l’aiguille du réservoir flirtant dangereusement avec le zéro absolu. Un panneau, planté de travers à l’entrée de la station, annonçait comme une promesse, « Self service, 24h/24 ». Près des pompes, un distributeur automatique semblait disposé à cet effet. Sur son flanc, un schéma indiquait la procédure à suivre : introduire le montant souhaité en euros, indiquer le numéro de sa pompe, payer : c'était l'affaire d'une minute.
Je m’étais présenté devant le distributeur, avais tenté en vain d’enfourner dans la machine un billet trop froissé, puis lâché quelques jurons bien sentis avant d’introduire ma visa card.
L’écran s’était illuminé. Et c'est là que les ennuis avaient commencé...
Un second bip m'arrache à ma torpeur. L'écran affiche toujours :
« Digitare km »
Je me retourne. Cherche de l'aide. Pas un chat. J’hésite. Je tergiverse.
Je sens une vague de panique me submerger, une panique palpable et familière, qui me ramène quelques années en arrière.
Oral de maths. L’examinateur silencieux attend, imperturbable, la réponse à une question dont le sens même m’échappe, la première et dernière question de l’épreuve, et moi, scotché au tableau noir, les doigts crispés sur ma craie, je lui souris d’un air entendu tandis que ma vision se trouble; un goût métallique afflue dans ma bouche, des auréoles apparaissent sur ma chemise blanche.
Reprendre le contrôle. Vite. Je pose :
Soit x la consommation de carburant en ville. Soit y la consommation sur autoroute. Soit r le ratio autoroute/ville sur un trajet t. Soit v le volume du réservoir. Soit c le volume de carburant restant.
Concentration. Efficacité. Calme. Tout ira bien. J’ai trouvé.
J’écris : 400. Tout de même, il y a quelque chose de pas net. Un truc qui cloche. Je sens bien que cette satanée machine essaie de m'embrouiller. Et si elle me retire 400 sacs ? Et si je me retrouve avec 400 litres d' unleaded gasoil ? Mais non, ça n’aurait pas de sens. Ah ouais. Parce que « Digitare kms » ça a du sens ?
Nouvelle vague d’angoisse. Vertige. Goût métallique. Auréoles. Nausée. Trou noir. Sang. Mort. Chienne de vie.
Mais non. Je me reprends. Tout ira bien. Je vais d'abord faire un essai : 10. Tout ira bien. Valider.
L’écran bourdonne. S’éteint. Se rallume.
« Opération invalide. Veuillez insérer une carte Bancomat »
La machine recrache ma carte.
« Grazie e arrivederci »
L’écran s’éteint pour de bon, et l’obscurité envahit la station.
Un sac en plastique déchiré tourbillonne entre deux pompes avant de disparaître derrière la route.
Je reste là, prostré dans la pénombre, ma carte à la main, adossé à une voiture en rade d'essence. Je reste là, immobile, partagé entre une profonde lassitude, et l’étrange soulagement de celui qui n’attend plus rien.
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Extrait de "Une Bancomat pour l'inspecteur Mac Patty", by P. L. Droughouths
Traduit de l'américain par Sandy L. Hufferns.
10:30 Publié dans Etrangetés locales | Lien permanent | Commentaires (10) | Tags : italie, station-service, roman noir piémontais